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Suicides en chaînes

« Après le suicide d’un adolescent de 16 ans détenu au quartier des mineurs de la maison d’arrêt de Metz-Queuleu, un établissement récemment présenté comme "modèle" par Rachida Dati, la ministre de la Justice a annoncé, jeudi 9 octobre, des mesures visant à prévenir le suicide des mineurs en prison. » (Le Monde, 9.10.2008)

« L’administration pénitentiaire a recensé 87 suicides dans les prisons depuis le début de l’année, dont 2 concernant des mineurs. » (Le Monde, 11.10.2008)

« Un détenu majeur s’est suicidé, vendredi 17 octobre, à la maison d’arrêt de Strasbourg, a signalé la direction régionale des services pénitentiaires. Une enquête de police a été ouverte. Les premiers éléments ont déterminé que l’homme s’est pendu dans sa cellule avec ses lacets de chaussures. Il avait été incarcéré jeudi après avoir été mis en examen dans un dossier criminel. Sur consigne du magistrat, il avait été placé en cellule avec un autre détenu. » (Le Monde, 17.10.2008.) Drame numéro 89, le numéro 88 n’ayant pas retenu l’attention du journal (il pourrait s’agir d’un mineur encore, décédé à Strasbourg aussi, le 14 octobre, cinq jours après son admission à l’hôpital).

« Un détenu s’est pendu vendredi 17 octobre dans sa cellule de la maison d’arrêt d’Ensisheim (Haut-Rhin), a-t-on appris samedi auprès du parquet de Colmar. Ce drame vient s’ajouter à la série noire des suicides dans les prisons en France et plus particulièrement ces derniers jours en Alsace. » (Le Monde, site Internet, 19.10.2008.) Drame numéro 90.

« Un détenu âgé de 52 ans s’est pendu dans la nuit du mardi 21 au mercredi 22 octobre à la maison d’arrêt de Loos (Nord), près de Lille, un drame qui s’ajoute à la série de suicides dans les prisons en France. » (Le Monde, site Internet, 22.10.2008.) Drame numéro 91…

Les prisons françaises vont mal. La population détenue un jour donné dépassant de loin la capacité d’hébergement dans des conditions normales sinon acceptables, toutes les difficultés sont mises au compte de cette sur-occupation et de la politique pénale qui la produit. Les dernières semaines (octobre 2008) ont été particulièrement marquées par des suicides de détenus et des agressions mortelles entre détenus. Pour ces dernières, on évitera de parler de loi des séries. La rareté de ces événements les plus graves (entre 0 et 2 ou 3 par an) est telle qu’il paraît difficile d’attribuer une signification particulière au rapprochement dans le temps de deux décès de détenus. Il en va tout autrement pour les suicides. La sur-suicidité carcérale n’est pas nouvelle. Avec un taux de l’ordre de 2 pour mille détenus par an, on se suicide beaucoup plus en prison qu’au dehors (de l’ordre de 2 pour dix mille par an pour les 15 ans et plus), ceci restant vrai même si l’on tient compte des facteurs particuliers jouant dans le sens d’une élévation du taux de suicide en prison (sexe, âge, situation familiale…).

Cependant, la publicité plus ou moins grande apportée à ces suicides dans une période donnée risque de biaiser considérablement une évaluation hâtive de la situation. Sans parler des effets que cela pourrait avoir sur le phénomène lui-même. Si l’on déplore encore une centaine de suicides par an, cela veut dire qu’il en survient en moyenne un tous les trois à quatre jours. Au rythme des médias, pour peu que l’on signale tous ces suicides, cela veut dire qu’on en parle sans arrêt. Le jour où il se produit, le lendemain lors du déplacement du garde des sceaux (rendu nécessaire par la publicité donnée, afin de ne pas donner l’impression que rien n’est fait), le surlendemain pour apporter plus ample information, tant sur le suicidé que sur les incidents qui ont émaillé la visite du ministre. Après à peine un jour de repos, nouveau suicide, etc.

Les journalistes qui relatent ces « faits » ou plutôt, sans doute, les communiqués d’agence qu’ils utilisent, mentionnent maintenant le nombre de suicides atteint depuis le début de l’année. Autre indicateur bien imprécis, sauf pour ceux qui connaîtraient suffisamment la répartition saisonnière des suicides en prison. Dire ainsi le 11 octobre 2008, après un nouveau suicide, que cela porte à 87 le total enregistré depuis le début de l’année ne donne pas une indication précise de la tendance. Dépassera-t-on ou non la barre des 100 ? Probablement oui… Après 122 suicides en 2002, 120 en 2003, 115 en 2004, 122 en 2005, 93 en 2006 et 97 en 2007, soit une variabilité annuelle dont il faut tenir compte aussi avant de porter un jugement abrupt, à n’en pas douter, on pouvait à l’automne s’inquiéter d’avoir presque atteint le niveau de toute l’année précédente.

Ce type d’alarme a son utilité. La prévention du suicide en prison s’inscrit dans des activités routinières et la priorité que l’administration entend lui donner risque en pratique de n’avoir que des effets passagers. Cependant, l’alarme médiatique peut elle aussi devenir routinière. Les suicides en prison sont à disposition de la presse avec cette fréquence adaptée à son rythme propre, un tous les trois jours, en moyenne. Comme d’autres événements pouvant mobiliser l’attention : à une époque, ce furent les homicides commis par des mineurs (une centaine par an avec les tentatives) et aujourd’hui les femmes victimes d’homicides par conjoint ou compagnon, une tous les deux ou trois jours. Que les médias en parlent ou non pendant un certain temps résulte plus de stimuli extérieurs, de l’impopularité d’un ministre auprès de ses troupes aux campagnes des mouvements féministes, que du phénomène lui-même. Et c’est d’abord la taille du pays et de sa population qui leur offrent ce rythme adapté. Au Danemark ou en Norvège, pays dont les prisons sont occupées juste à leur capacité, le taux de suicide carcéral est également élevé par rapport à la moyenne européenne. Mais avec des nombres absolus évidemment bien inférieurs. Même pas un par mois, c’est moins stressant pour les ministres des prisons de ces pays…

Bruno Aubusson de Cavarlay

Texte écrit en novembre 2008. Entre le 1er et le 15 janvier 2009, treize détenus se sont suicidés.