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Editorial

Si le ciel et la terre sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs, que tu connais, sont remplis de rayons.
Charles Baudelaire

 
 
“ La colère, quand je n’obtiens pas de chiffres fiables. ”

Ainsi donc, au micro de France Inter, le 23 août dernier, commentant la surmortalité due à la canicule, J.-P. Raffarin éprouvait deux sentiments : la compassion envers les victimes et la colère envers ceux qui n’avaient pas su chiffrer le phénomène. De fait, les chiffres avaient été très sollicités durant les temps chauds et la polémique sur ce qu’avaient fait ou non les pouvoirs publics invoquait le nombre supposé de victimes ; sans qu’on arrive à se mettre d’accord sur ce chiffrage.

Était-il essentiel de savoir s’ils étaient 3 000 ou 10 000 ? Cela changeait-il significativement la teneur du drame et les éventuelles responsabilités ? Sans doute pas ! Mais il se trouve que le débat public réclamait des chiffres… et que l’on n’avait pas d’estimation un tant soit peu solide.

“ Se piove, governo ladro. E se non piove ancora più ladro ! ” Puisqu’un malheur ne se conçoit pas de nos jours sans coupable et qu’un malheur public procède nécessairement de la culpabilité gouvernementale, donc, le Gouvernement était mis en cause. Courageusement, le ministre de la Santé a renvoyé la faute sur le directeur général de la Santé, qui dut démissionner ; et le Premier ministre renvoyait la faute sur les pourvoyeurs de chiffres censés éclairer l’action qui aurait dû être menée.

On pourrait s’étonner de cette occurrence - rare - où un gouvernant réclame la lumière des chiffres. Croirons-nous à une si vertueuse conversion ? Eh bien soit ! accordons-lui la sincérité. Quelle moralité en tirer ? Cher Monsieur le Premier ministre, recevez nos sincères compliments pour ce souci de voir les politiques se fonder sur l’observation objective des faits. Veuillez dès lors considérer ceci : un événement ne s’observe que si le moyen de l’observer existe d’abord. Il n’y a que les archéologues et les policiers pour reconstituer après coup ce qui s’est passé : et l’on sait combien c’est ardu et incertain. Puisque maintenant vous le savez pour l’avoir expérimenté par défaut, aurez-vous la clairvoyance et la détermination de faire organiser mieux, par avance, pour le futur, le captage des données ? Et, de ne pas attendre les catastrophes non mesurées pour en renvoyer la responsabilité sur ceux qu’on n’a jamais mandatés pour les observer ? Et, donnerez-vous à vos confrères en politique l’exemple du souci a priori d’une évaluation ? Trop de ceux-ci, en effet, se complaisent dans les “ effets d’annonce ”. Si gouverner c’est prévoir, c’est aussi prévoir qu’on réclamera des chiffres. Aurons-nous au moins appris cela ?

Mais, puisqu’il y a eu débat public sur les chiffres qu’on n’avait pas, qu’on essayait d’avoir ou qu’on se plaignait d’avoir eus trop tard, Pénombre s’en est saisi. Cela a donné matière à doubler le volume normal de la présente Lettre blanche : nous livrons dans un numéro “ bis ” quelques éléments rétrospectifs d’information et de réflexion.
 

 
 
Pénombre, Décembre 2003