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Editorial

"On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir"
Eugène Ionesco, La cantatrice chauve, 1950
 

Le recours au nombre dans les débats touchant les questions de société est maintenant consacré. Il n’est aucun de ces sujets dont la présentation ne commence par un cadrage quantitatif. Parler de l’immigration, de la toxicomanie, du sida, du chômage, de la délinquance, de la violence, débattre sur les enjeux de ces diverses questions, conduisent toujours les "auteurs" à parsemer leurs thèses de références chiffrées. Toutefois, bien souvent, trop souvent encore, le nombre n’est pas la source de la réflexion, et ne sert qu’à donner un vernis "scientifique" à des convictions préétablies qui deviendraient par là même inattaquables.

Les principaux travers de l’utilisation démesurée du chiffre sont bien connus : approximation dans la définition de ce qu’il est prétendu représenter, comparaisons abusives, non précision des sources de la mesure, création pure et simple en l’absence de toute mesure, etc.

Ce qui conduit inévitablement à la circulation des chiffres les plus divers, censés décrire le même phénomène. On peut parler d’une véritable légitimité à affirmer ce que l’on veut. Comment s’étonner ensuite d’un sentiment contradictoire où chacun se sent noyé sous les chiffres tout en comprenant toujours aussi mal. Parallèlement, les réflexions essentielles sur ce qui doit être quantifié, ce qui ne doit pas l’être, ce qui ne peut pas l’être et sur les moyens que l’on doit mettre en place pour construire les mesures nécessaires ne sont pas menées.

À tous les stades de la vie du nombre, des producteurs de données, des chercheurs, des journalistes, ne se satisfont pas de cette situation, s’impatientent devant ces constats maintes fois établis et expriment leur volonté de redonner un sens au nombre.
 

Pénombre a l’ambition d’être le lieu de toutes les interrogations sur le nombre. Depuis quelques mois Pénombre vit. Ce nouveau numéro est l’occasion d’illustrer, autour d’un sujet sensible - la toxicomanie, quelques unes de ces questions.

On reste confondu devant le traitement réservé au nombre... Est-ce un instrument de connaissance ou le masque de l’ignorance ?

 
Pénombre, Décembre 1993