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La comédie des chiffres, un phénomène nouveau ?

François Ernenwein, de La Croix : Sur les chiffres des programmes et cette discussion, je voudrais dire d’abord que pour qu’il y ait des chiffres dans les programmes, il eût fallu qu’il y ait des programmes. C’est la première remarque.

La deuxième remarque : je voudrais juste revenir sur le « 0 SDF ». Ce qui m’a frappé dans le « 0 SDF », c’est qu’il y avait un hiatus fort entre l’intention, c’est-à-dire faire le bien, réduire la pauvreté, et l’usage du « 0 SDF ». Ce qui est intéressant, c’est que les réactions des journalistes et de l’ensemble des Français était de dire que de toute façon « 0 SDF » c’est impossible, tout le monde ayant intégré l’idée que quand les préfets essayaient de faire rentrer en période de grands froids des gens dans des refuges, des abris, etc., les gens en question n’en avaient pas forcément envie. L’objectif de « 0 SDF » était donc de toute façon ridicule, même si on était animé des meilleures intentions du monde. En tout cas ce que je retiendrai de ça, et c’est à mon avis assez en phase avec votre travail, c’est qu’à user en politique de chiffres « bidons », le risque est de dissoudre l’intention politique ; c’est-à-dire que le message politique qui était dans le « 0 SDF » et qui pouvait avoir éventuellement son sens dans cette campagne électorale, s’est complètement perdu dans la réaction qu’il a provoquée, dans le fait de dire « de toute façon c’est une ambition impossible, c’est ridicule de dire ça ». Le commentaire a eu plus d’effet que l’usage du chiffre lui-même. Et cette capacité qu’ont les chiffres bidon de dissoudre l’intention, c’est, à mon avis, un objet de méditation infinie. (applaudissements)
 

Antoine Reverchon, du Monde Économie : Je me demandais si vous aviez fait ces travaux sur d’autres campagnes électorales, si vous aviez vu des évolutions, des aggravations, dans ce type d’usage des chiffres.

J.-R. B. : Dans quelques instants, nous allons passer une bande vidéo d’une campagne précédente…

A. R : Ça fait dix ans, quand même...

J.-R. B. : Mais on n’a pas fait évidemment le travail sur une autre campagne de manière aussi systématique. Cette fois, concrètement, des membres de Pénombre, et vous tous, vous avez été appelés à ramasser leschiffres, à les collecter, à les commenter... Certains l’ont fait très systématiquement.

A. R : Dans les numéros antérieurs, il y a déjà eu pas mal de choses...

J.-R. B. : C’est ça, il y a déjà des traces de cela dans nos numéros de la Lettre Blanche, et c’est là-dessus que nous avons travaillé pour cette nuit.

A. R. : Et... dans ce travail sur la presse, vous n’avez pas fait non plus de comparaison pour voir si on s’en tirait de plus en plus mal, ou de mieux en mieux... ?

J.-R. B. : Je ne sais pas, mais le débat est ouvert, est-ce que vous avez l’impression que c’est pire qu’avant ? Qui pense que c’est pire qu’avant ?

 Approbations multiples dans la salle…

A. R : Pourquoi, pourquoi ?

Frédéric Lehobey : Sauf le Canard enchaîné...

J.-R. B. : Sauf le Canard enchaîné… Bon ! Je peux te passer la liste de ceux qui sont là, pour que tu rajoutes tous les « sauf … » (rires)

Et qui pense que ce n’est pas pire qu’avant ? Personne ne pense que ce n’est pas pire qu’avant ? Si, quand même... Oui, mais toi, tu es journaliste. Exprime-toi.

Martine Kis : On sait bien que dans l’ancien temps c’était toujours mieux... mais est-ce que c’était scientifique ?

Louis-Marie Horeau, Le Canard enchaîné : Je suis très sensible au fait que c’est pire partout sauf au Canard enchaîné. Mais je pense qu’il y a une logique. Parce que Pénombre est un peu... euh !… au Canard... euh !… Enfin... Pénombre est aux nombres, un peu ce que le Canard est à la comédie du pouvoir.

 
J.-R. B. :
Parti comme ça, je ne savais pas comment vous alliez vous rétablir, mais c’est pas mal !

L.-M. H. : Pénombre est à la comédie des chiffres ce que le Canard est à la comédie du pouvoir, et donc c’était normal qu’on se rencontre…

J.-R. B. : Belle formule ! il faut que le président note ça... On le mettra...

L.-M. H. : Puisqu’on me donne le micro, j’ai regretté tout à l’heure de ne pas participer aux enchères, parce que j’ai apporté une friandise pour Pénombre, c’est un article récent du Figaro, et j’aurais dû réagir à 51. Cinquante et un, parce que c’est juste au-dessus de 50 %, 51 %, c’est une bonne nouvelle, ça veut dire qu’on est juste au-dessus de la moyenne, et 51 %, c’est quoi, eh bien ! c’est le nombre de gens qui n’ont plus le sentiment d’insécurité, ils ont le sentiment que l’insécurité recule, ils sont contents, ils n’ont plus peur, voilà ! Et c’est absolument formidable, parce que c’est un sondage CSA le Figaro, qui a été publié récemment, sur un échantillon de 1 002 personnes… (rires)

J.-R. B. : Ce sont eux qui font le 1 de cinquante et un, les 2...

L.-M. H. : Oui, je ne veux pas oublier les deux ! Et ce qui est très intéressant c’est qu’on demande aux gens s’ils ont le sentiment d’être en sécurité ou en insécurité, et alors, on leur demande : « est-ce que vous vous sentez souvent, de temps en temps, rarement ou jamais en insécurité ? » Alors « souvent », « de temps en temps », ces gens-là ont le sentiment d’insécurité, et puis en dessous, il y a « rarement » ou « jamais », ils ont le sentiment d’être dans un pays sûr. Ce qui est extraordinaire c’est que « de temps en temps », vous avez peur, alors que « rarement », vous n’avez pas peur. Toute la nuance se fait entre « de temps en temps » et « rarement » ! (rires)

Je ne sais pas comment vous réagissez, mais moi, « de temps en temps » et même « rarement », je suis convaincu par ce type de sondages. (applaudissements)

A. Reverchon : J’en ai un à peu près du même tabac, un sondage CSA qui est sorti il y a quelques jours auprès des cadres le 19 septembre, je crois, après l’affaire Vivendi, et la question posée était : « est-ce que vous avez confiance dans les résultats publiés par votre entreprise ? » Eh bien ! 91 % ont dit oui. 91 % ont dit oui ! C’est hallucinant non ?

La salle : Il y en a quand même 9 % qui disent non !

A. R. : C’est vrai, c’est vrai. C’est assez inquiétant. Excusez-moi en fait c’est 87 % disent oui, et 91 % chez les moins de quarante ans.

J.-R. B. : Les jeunes seraient naïfs ?

A.R. : Oui. Il y a une différence aussi entre les hommes et les femmes. Les hommes sont beaucoup plus naïfs que les femmes. Sur ce sujet en tout cas.

La salle : Ce n’est pas un scoop !

A. R. : Et quand on pose la question sur les entreprises cotées, sur les comptes des entreprises cotées, alors là, ils sont plus sceptiques, quand même, mais là c’est l’inverse, c’est les hommes qui sont plus sceptiques que les femmes. Ça, faudra qu’on m’explique. On ne sait pas pourquoi, c’est bizarre. Je vous livre ça. C’est sur le site du CSA. Allez voir parce que je voudrais qu’on m’explique.

Un participant : Et que pensez-vous de la créativité comptable ?

J.-R. B. : Bien, bien, la créativité comptable, ça vient de sortir ?

Une participante : Non, non, maintenant, on doit faire la comptabilité partout comme ça…

J.-R. B. : Bien, voilà un champ d’investigation pour Pénombre dans l’avenir, s’il y en a qui veulent regarder la créativité en comptabilité...
Madame ?

Michelle Guillon : Je voudrais revenir un tout petit peu en arrière, sur le chiffre avant et le chiffre maintenant dans les campagnes. L’impression que j’ai quand je réfléchis, sans avoir fait d’analyse, c’est qu’on prend les chiffres de moins en moins au sérieux, et donc qu’ils ne sont pas au centre. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de chiffre dans les campagnes, on en a vu. Le coût des mesures, par exemple, n’est plus du tout au centre des campagnes, parce que ça ne marche pas, parce que les gens n’y croient pas. Alors que je me souviens qu’il y a une vingtaine d’années, dans des débats publics, sous Giscard, les deux candidats et aussi le public prenaient ça au sérieux, et après on avait dans les journaux des discussions pour savoir si les calculs étaient bons ou pas bons. Je veux dire qu’il y avait une espèce de croyance dans les chiffres qui s’est quand même sérieusement atténuée.

J.-R. B. : Donc maintenant ce n’est pas comme dans le temps... Alors ce que je vous propose, pour illustrer ça, c’est de prendre une vieille bande qu’on a retrouvée en noir et blanc à l’I.N.A., c’est un débat télévisé que vous allez reconnaître ou pas, je ne sais pas, et on va tout de suite le lancer.

(installation du plateau)

 


 
 
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003