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La dernière coupe (rares les bacchants)

Socrate : Mon cher Simmias, ne t’y trompe pas : ce n’est pas un chemin qui mène à la vertu, que de changer des voluptés pour des voluptés, des tristesses pour des tristesses, des craintes pour des craintes, et de faire comme ceux qui changent une pièce en petite monnaie. La sagesse est la seule monnaie de bon aloi pour laquelle il faut changer toutes les autres. Avec elle on achète tout, on a tout, force, tempérance, justice ; en un mot la vertu n’est vraie qu’avec la sagesse, indépendamment des voluptés, des tristesses, des craintes et de toutes les autres passions. Au lieu que toutes les autres vertus sans la sagesse, et dont on fait un échange continuel, ne sont que des ombres de vertu, une vertu esclave du vice, qui n’a rien de vrai ni de sain. La véritable vertu est une purification de toutes sortes de passions. La tempérance, la justice, la force et la sagesse elle-même sont des purifications, et il y a bien de l’apparence que ceux qui ont établi les purifications n’étaient pas des personnages méprisables, mais de grands génies qui, dès les premiers temps, ont voulu nous faire comprendre sous ces énigmes, que celui qui arrivera dans les enfers sans être initié et purifié, sera précipité dans la fange ; et que celui qui y arrivera après avoir accompli les expiations, sera reçu parmi les Dieux ; car, comme disent ceux qui président aux mystères : « Beaucoup portent le thyrse, mais peu sont possédés par le Dieu » ; et ceux-là ne sont, à mon avis, que ceux qui ont bien philosophé. Je n’ai rien oublié pour être de ce nombre, et j’ai travaillé toute ma vie à y parvenir. Si tous mes efforts n’ont pas été inutiles, et si j’y ai réussi, c’est ce que j’espère savoir dans un moment, s’il plaît à Dieu. Voilà, mon cher Cébès, mon apologie pour me justifier auprès de vous, de ce qu’en vous quittant, et en quittant les maîtres de ce monde, je ne suis ni triste ni fâché, dans l’espérance que je ne trouverai pas moins là-bas qu’ici, de bons amis et de bons maîtres, et c’est ce que le peuple ne saurait s’imaginer. Mais je serai content si je réussis mieux à me défendre auprès de vous, que je n’ai réussi auprès de mes juges athéniens.

Platon

Phédon (La mort de Socrate)